Le naufrage du Charybdis : Épilogue

Voici le courriel qu’Yves Dufeil m’avait envoyé quand j’ai commencé à mettre en ligne son récit sur le naufrage du HMS Charybdis.

Vous allez maintenant comprendre pourquoi j’ai voulu partager ce récit avec vous…

Yves Dufeil a écrit le récit du naufrage du HMS Charybdis dans les années 70.

Vous pouvez visiter son site en cliquant ici

Voici son courriel…

Un jour d’octobre 1973, je me suis recueilli sans témoins sur la tombe du Captain Voelcker, commandant du Charybdis, en compagnie du Fregatten Kapitän Friedrich Paul qui en cette nuit d’octobre 43, alors qu’il commandait le T-23, avait torpillé le croiseur.

Après une longue minute de silence, tête nue sous le crachin breton, il m’a juste dit

« La guerre c’est quelque chose de terrible » et il a déposé quelques fleurs au pied de la pierre tombale de son adversaire.

Cette scène n’a eu d’autres témoins que moi, mais je ne l’ai jamais oubliée.

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Si vous arrivez ici par hasard, cliquez ici pour toute la liste des épisodes.

Le naufrage du Charybdis : dernière épisode

Dernier épisode…

Épuisé, Dennis Nicholls a finalement réussi à atteindre un radeau autour duquel ce sont quelque soixante dix naufragés qui tentent de se cramponner alors que celui-ci n’est conçu que pour vingt cinq. L’inévitable arrive. Survient une vague qui le déséquilibre et il se renverse. Plusieurs hommes disparaissent. Il en sera ainsi encore bien des fois.

Sur un autre radeau, le Commandant Voelcker cède sa place à un matelot blessé. Nul ne le reverra plus vivant.

A quelques dizaines de mètres de là, Ernest Pryke est lui aussi accroché aux poignées d’un radeau surchargé qui à son tour, chavire plusieurs fois. Pressentant le danger mortel couru par ceux qui se retrouvent prisonniers sous le radeau à chaque fois qu’il se retourne, le bosco crie de ne pas monter dessus mais de se tenir aux poignées. Peine perdue ! Allez donc faire comprendre à quelqu’un qui ne sait pas nager que son salut est dans l’eau et pas sur le radeau.

Sur les lieux du naufrage, c’est maintenant l’ombre de la mort qui plane au-dessus des malheureux naufragés, faisant une am­ple moisson de jeunes vies dans leurs rangs pas encore épars. Le fracas du combat s’est éteint, les autres navires ont disparu et la pluie continue de tomber. C’est une longue et angoissante attente qui commence pour ces dizaines d’hommes dans le froid et la peur d’une nuit humide d’octobre. Silencieusement, Dennis Nicholls prie. Beaucoup d’autres aussi, croyants ou incroyants qui murmurent leur détresse en appelant le Ciel a leur secours. Dans la solitude glacée de la nuit, chaque homme est seul avec lui-même car c’est d’abord et surtout en lui qu’il va devoir puiser l’énergie pour survivre.

Une heure s’est maintenant écoulée depuis le torpillage et le froid devient de plus en plus difficile à supporter pour tous ces malheureux que le destin vient de précipiter dans les eaux froi­des de la Manche. Une heure  qui aura vu déjà bien des renon­cements, bien des abandons. Le long d’un radeau, des doigts engourdis lâchent prise… une tête tombe face dans l’eau et ne se relève pas… Dix fois, cent fois sur sa moisson, la Mort remet son ouvrage.

Lorsque Pryke peut monter sur le radeau auquel il s’ac­crochait, ils ne sont plus qu’une vingtaine d’hommes. Une autre vingtaine au moins a déjà disparu dans le gouffre sombre des vagues.

– Ecoutez-moi les gars ! C’est le bosco qui vous parle ! Res­tez comme vous êtes et ne bougez pas même si vous avez l’im­pression que le radeau va chavirer. Ce n’est que comme cela que vous serez sauvés ! Allez, courage ! On va bientôt venir nous repêcher.

Et l’autorité naturelle du bosco fait merveille. Les hommes ne bougent plus, le radeau ne chavire plus. Ceux-là seront sauvés.

Sur le radeau de Nicholls, afin de lutter contre l’engour­dissement qui conduit tout droit à la mort, les hommes chan­tent, les plus forts soutenant les plus faibles. Et ainsi, passent les heures. Mortellement longues.

Il y a quelque temps déjà, on a cru le salut proche en aperce­vant l’ombre d’un navire mais il est passé sans s’arrêter. Certains disent avoir entendu parler allemand quand il est passé… Quelle importance, songe Nicholls, ami ou ennemi cela ne fait plus grande différence à présent.

A plusieurs milles de là, la 4-TF s’est regroupée pour con­duire le Münsterland à l’abri dans le port de Lézardrieux où il trouvera refuge jusqu’au lendemain. Cette mission accomplie, les torpilleurs du Commandant Kohlauf, maintenant trop éloi­gnés de la zone de combat et de surcroît, démunis de torpilles, mettent le cap sur Saint Malo.

Il est sept heures trente lorsque le T 23 laisse tomber son an­cre dans l’estuaire de la Rance, en rade de Dinard. A cette heure, les destroyers britanniques sont enfin de retour sur les lieux du torpillage.

L’aube est maintenant proche et à si faible distance de la côte de  Bretagne occupée, les Anglais n’auront pas beaucoup de temps à consacrer au sauvetage de leurs camarades. Le Limbourne ou plutôt ce qu’il en reste est encore à flot. C’est le Rocket qui le retrouve ainsi à la dérive. Deux tentatives de re­morquage échouent. Il faut se résigner à couler l’épave. Le transbordement des rescapés s’effectue rapidement puis, le Rocket prenant quelque recul, pointe ses tubes lance-torpilles sur son camarade de combat. En sifflant, deux torpilles quittent les tubes. Deux explosions et le Limbourne à son tour n’est plus.

Dans le même temps, les autres destroyers sauvaient quel­ques dizaines d’hommes choqués et épuisés. Mais, embarquons plutôt à bord du Stevenstone au moment où il parvient à proximité d’un radeau portant un groupe de marins.

L’équipage disponible s’est massé le long du bord le long duquel pendent des filets destinés à faciliter la montée à bord. De la passerelle, le Commandant fait passer l’ordre :

– Nous ne pourrons pas rester longtemps sur les lieux. Lais­sez ceux que vous verrez avec la tête dans l’eau. Il ne faut es­sayer de sauver que ceux qui sont encore vivants !

Sur le radeau de Nicholls, c’est la joie. Enfin ils sont sau­vés ! Oui, ils vont être sauvés mais pas tous. Le matelot Pearce tout à la joie de voir approcher le Stevenstone, se lance à la nage en sa direction puis soudain disparaît, happé par le remous des hélices.

Courageusement, des matelots du destroyer descendent le long des filets afin d’aider ceux qui sont trop faibles pour mon­ter à bord. Dennis Nicholls dont le salut décuple les forces, grimpe sans aide. Tous n’auront pas sa chance. Certains, exté­nués, échappent aux sauveteurs qui ne parviennent pas à retenir ces corps englués de mazout et retombent à la mer.

Quinze minutes plus tard, alors que l’horizon blanchit à l’est, les machines sont remises en route.

Un jour nouveau se lève sur la Manche. Sur les lieux du bref mais meurtrier engagement, il n’y a plus qu’une immense nappe de pétrole et des centaines de cadavres qui dérivent lentement au gré des courants, au milieu d’innombrables épaves.

En Bretagne et dans les îles anglo-normandes, la tragédie ne sera connue que trois semaines plus tard lorsque la mer rejettera plus de cent corps sur les plages. Ces marins seront inhumés avec les honneurs militaires à Dinard, Saint Brieuc et Guerne­sey où aujourd’hui ils dorment leur dernier sommeil.

Cette fatale opération coûtait à la Royal Navy deux navires et 504 hommes dont trente officiers. Le Münsterland qui avait échappé encore une fois devait finalement rencontrer son destin trois mois plus tard, sous le feu des batteries côtières alors qu’il ten­tait de forcer le Pas de Calais.

Revenez dimanche prochain pour l’épilogue.

Le naufrage du Charybdis : onzième épisode

Il reste un autre épisode après celui…

Comme beaucoup, Ernest Pryke a entendu ce cri sans trop savoir d’où il a pu venir. Encore commotionné, il parvient ce­pendant à escalader le plan incliné qu’est devenu le pont pour se retrouver juché sur le flanc tribord du croiseur qui est mainte­nant découvert jusqu’à la quille de roulis. Partout sur la mer, brillent des petites lumières. Ce sont les lampes qui équipent les gilets de sauvetage et qui sont destinées à mieux retrouver les naufragés dans la nuit. Il y en a des dizaines, les unes iso­lées, d’autres agglutinées autour des quelques radeaux qui ont pu être mis à l’eau car en raison de la gite soudaine prise par le navire, il n’a pas été possible de lancer un seul canot.

Au milieu de toute cette détresse, le râle du Charybdis est parfaitement audible et couvre par instants les cris des naufra­gés. Ce râle n’est autre que l’horrible grondement accompagné d’un gargouillis sinistre que fait la mer en pénétrant dans le coeur du bateau éventré. C’est le cri d’un navire qui boit la mort et pour lequel son équipage ne peut plus rien.

Bill Hustler et Dennis Nicholls sont eux aussi parvenus jus­qu’au flanc tribord de leur pauvre bateau qui lentement, se cou­che pour mourir. Epuisés, ils s’assoient là quelques instants car il leur semble que le Charybdis ne s’enfonce plus. Répit de courte durée ! Des fonds du navire, montent d’étranges craque­ments.

– Je crois qu’il va falloir sauter, Dennis !

Avec précaution, les deux hommes se laissent glisser et prennent pied sur la quille de roulis largement découverte. A la hâte, Nicholls se débarrasse de son ciré et de ses bottes, mais il conserve son suroît… Pourquoi ? Il n’en sait encore rien lui-même.

– Allez Bill, allons-y !

Deux plongeons et deux têtes qui font surface quelques instants plus tard en toussant, crachant et pleurant. Sur une épaisseur de plusieurs centimètres, la surface de la mer n’est plus que mazout. Liquide noir et visqueux, c’est le sang du Charybdis qui s’échappe de ses plaies béantes.

– Sauvons nous Bill, le bateau va nous aspirer avec lui…

Une quinte de toux déchire la gorge de Nicholls qui se met à vomir.

Ernest Pryke a plongé lui aussi, mais voici qu’au moment de refaire surface, des mains s’accrochent à lui, l’entraînant sous l’eau. Frénétiquement, il doit agiter les jambes afin de se débar­rasser du malheureux qui, en se noyant, risque de le noyer lui aussi. Heureusement, l’obscurité complice ne lui permettra pas de savoir qui était cet homme qu’il ne pouvait sauver.

A mesure que le croiseur se couche, les incendies s’étei­gnent ; cette fois encore, l’eau l’emporte sur le feu. A présent, le croiseur est complètement couché sur bâbord tandis que son arrière s’enfonce de plus en plus. Tout autour de l’épave, des nageurs s’éloignent aussi vite que possible.

Soudain, retentit un grondement impressionnant, suivi im­médiatement après, du sifflement de l’air qui s’échappe. C’est le navire qui rend son dernier soupir et tout autour de lui, la mer se met à bouillonner comme l’arrière s’enfonce d’un seul coup. L’étrave se dresse verticalement sur une hauteur d’une trentaine de mètres. Au sommet de cette pyramide, scintillent deux lueurs, deux naufragés à qui l’on crie de sauter tant qu’il en est encore temps. Mais ni l’un ni l’autre ne bougent…

Alors, rapidement et presque sans bruit, le bateau s’enfonce verticalement, salué par le triple hourra des quelques dizaines de rescapés qui surnagent parmi les débris. Une grosse bulle d’air crève la surface.

C’est fini ! HMS Charybdis est mort.

Il avait trente sept mois et six jours…

Le naufrage du Charybdis : dixième épisode

Il reste encore deux épisodes après celui-ci…

Tenez bon, car vous allez apprécier la fin si je peux m’exprimer ainsi.

Voici donc le dixième épisode :

HMS Charybdis

Le servant de l’instrument vient de déceler un écho bien pro­che ! Toutes les jumelles se portent dans la direction indiquée. Fausse alerte. Il n’y a rien dans l’azimut indiqué.

Depuis la passerelle de son T 23, Friedrich Paul aperçoit en­core par moments nombre de petites lumières qui dansent sur l’eau ainsi qu’un destroyer qui, dans le lointain, émet frénéti­quement en morse optique la lettre  » T « , ce qui sans doute si­gnifie une attaque par torpilles ainsi que le pensent les offi­ciers allemands.

Friedrich Paul

1 heure 53. Ordre du chef de flottille.

« A tous, ligne de file, 21 noeuds ! Tous les navires au rapport ! »

Le Commandant Kohlauf et Paul se demandent pourtant si la flottille ne devrait pas retourner sur les lieux du combat où elle pourrait faire quelques prisonniers. Il faut évidemment peser le pour et le contre car il existe un risque sérieux de se retrouver placé en situation d’infériorité depuis que tous les navires sauf le T  25 ont tiré la totalité de leurs torpilles et qu’en cas de nou­velle attaque, ils n’auraient plus que leurs canons pour se dé­fendre. Qui plus est, selon les stations côtières, il pourrait y avoir dans les parages un second groupe ennemi, lui aussi con­duit par un croiseur.

Non, il est plus sage de renoncer et le Münsterland qui se trouve à quelques milles dans le Sud est trop précieux pour être abandonné.

– Laissons les Anglais repêcher leurs hommes ! dit Kohlauf. Nous avons plus important à faire. Cap au 130, 19 noeuds !

Il est un peu plus de deux heures du matin et le contact vi­suel avec les Anglais a été perdu. L’engagement n’a duré que dix minutes !

Intact, le Münsterland fait route vers le port de Lézardrieux pour se mettre à l’abri d’une nouvelle attaque.

Münsterland

HMS Charybdis, 1 heure 50.

Un peu plus de cinq minutes se sont écoulées depuis que le croiseur a été touché.

Dans les fonds du navire, des dizaines d’hommes ont déjà trouvé une mort affreuse, dans les chauffe­ries en particulier. Au travers des informations forcément par­cellaires qui parviennent jusqu’à lui, George Voelcker a compris que ce navire qu’il aime tant, son cher navire, est perdu et qu’il est temps de donner l’ordre qu’un Commandant ne donne jamais qu’à regrets.

George Voelcker

– Abandon ship ! Aux postes d’abandon !

Il en est grand temps car le Charybdis dont la gite atteint maintenant cinquante degrés sur bâbord, s’enfonce de plus en plus par l’arrière. Ce n’est plus qu’une question de minutes. Une nouvelle explosion secoue le bateau. Interne ou externe ? Mu­nitions ou torpille ? Nul ne le sait et a vrai dire personne ne s’en soucie plus car le mouvement d’engloutissement s’accélère in­sensiblement. A mesure que l’ordre de Voelcker parvient à l’équipage, les espars de bois et les radeaux sont jetés à la mer.

Alors qu’il descend de la passerelle, Dennis Nicholls ren­con­tre Bill Hustler, l’un de ses meilleurs amis.

– Bien content de te voir vivant, Bill ! M’est avis que nous en avons pris un sacré coup !

– Pour sûr  ! Cela me rappelle quand j’ai été coulé avec le Kandahar. C’était pareil !

Péniblement, les deux hommes se fraient un chemin vers le pont principal d’où montent des appels et des cris de douleur. En quelques instants, les 569 hommes de l’équipage ont vu leur navire s’arrêter de vivre. HMS Charybdis n’est plus qu’une épave que la mer a déjà commencé à engloutir. Pour un certain nombre d’entre eux, tout est désormais fini, mais pour les survi­vants, qu’ils soient blessés ou indemnes, c’est une longue agonie qui commence. Le mazout dont on ne sait comment il a pu se répandre sur le pont, le rend terriblement glissant. Les plus af­faiblis ne peuvent s’y cramponner et glissent à la mer en hurlant.

Encore choqué par les explosions, Ernest Pryke s’est relevé. Aucun doute hélas n’est permis ; son bateau est bel et bien en train de mourir. Le bosco a quitté les écouteurs de son télé­phone car malgré ses appels, aucun son ne parvenait plus jus­qu’à la passerelle de secours dont il avait la charge. Cette pas­serelle est située vers l’arrière du bâtiment, sur le même rouf que celui qui supporte le télépointeur d’artillerie. D’ailleurs, le choc de l’explosion a été si violent que ce télépointeur a été ar­raché de sa base et gît à présent, renversé sur le sommet du rouf et dans le noir qui a présent enveloppe le navire, Pryke n’a même pas pu se rendre compte si le servant du télépointeur a pu s’ex­traire de son poste. Des appels au secours fusent de partout à la fois et il ne peut, lui qui est encore valide, qu’aider les plus at­teints à regagner le pont principal. Beaucoup de ceux qu’il aide sont atrocement brûlés et il faut les soutenir, ce qui n’est pas chose facile alors que la gite augmente de plus en plus.

« Abandon ship ! Abandon ship ! »

Le naufrage du Charybdis : neuvième épisode

Puis, la même voix crie encore :

– Torpilles sur bâbord !

Batty se penche pour regarder et cela avec d’autant plus de facilité, qu’il n’est pas sanglé à son canon ainsi que le prévoit le règlement. En fait, il préfère au grand dam du maître canonnier qui perd son temps à lui rappeler la consigne, être libre de ses mouvements et se cramponner à l’affût comme il le ferait avec une mitrailleuse. Dans un instant, sa désobéissance va lui sau­ver la vie…

Ce qu’il aperçoit par dessus le flanc du bateau le fait fris­sonner de peur. A moins de 50 mètres, le sillage fluorescent d’une torpille est clairement visible et ce sillage se dirige droit vers la partie du navire où il se trouve.

– A plat ventre Grimes, elle est pour nous !

Dans un fantastique bond, Batty et son camarade Grimes se plaquent contre la cloison de la chambre des cartes à l’instant précis où la torpille explose.

Un épouvantable fracas suit l’impact et Harold Batty, les yeux agrandis par l’horreur voit le navire se déchirer littéra­le­ment devant lui. L’affût auquel il se cramponnait l’instant d’avant est arraché de son embase et, projeté au-dessus de sa tête, il va se ficher dans la cloison de la chambre des cartes. Derrière cette cloison, c’est un affreux carnage. En traversant la paroi,  la volée du canon a horriblement mutilé les malheureux qui se trouvaient là. Ceux-ci seront morts sans réaliser ce qui leur arrivait.

Ce moment de stupeur passé, Batty et Grimes encore sonnés par la violence de l’explosion se relèvent pour constater que leur bateau est coupé en deux juste devant eux, un peu en avant de la passerelle. La partie avant du destroyer se couche lentement et disparaît sous les eaux, entraînant avec elle les servants de la pièce de 102. La dernière vision que Batty garde de ce cauche­mar est celle de la plage avant inclinée et de deux corps inani­més qui sont allongés dessus. Sur la passerelle d’où ne vient plus aucun ordre, règne un silence angoissant. Le matelot esca­lade l’échelle qui y conduit mais ce qu’il découvre en y parve­nant l’épouvante. Les deux veilleurs bâbord sont toujours à leur poste mais ils sont morts, coupés en deux par l’explosion. En tremblant, il redescend l’échelle.

C’est alors que pour la première fois, Harold Batty se rend compte qu’il est blessé car une douleur fulgurante au niveau de la fesse droite lui arrache un cri. Instinctivement, il porte la main à la blessure. Il ne saigne pas mais sa fesse pend d’une bien curieuse façon. Allons ! Il n’est pas temps de s’inquiéter de cette blessure. Il faut d’abord qu’il sauve sa vie. L’arrière du Limbourne paraissant intact, c’est vers cette partie qu’il se dirige.

T 23, 1 heure 45

A l’instant où les obus éclairants tirés par les Anglais illumi­naient le ciel, Friedrich Paul aperçoit le résultat de son tir. deux de ses torpilles au moins ont fait but sur le croiseur et une autre a touché un destroyer. Le résultat en est saisissant. Une longue colonne de flammes a bondi vers le ciel pour s’éteindre aussitôt puis, la coque du croiseur s’est illuminée de rouge avant de s’embraser. Assourdi, le fracas des explosions leur parvient quelques secondes plus tard.

La guerre vient de se déchaîner sur ces eaux encore si tran­quilles un instant auparavant.

 » T 23, tir d’éclairants ! »

C’est Kohlauf qui vient de donner cet ordre tandis que les torpilleurs de la 4-TF achèvent de lancer leurs dernières tor­pilles en direction des destroyers anglais indemnes. A la lueur d’un éclairant, le Limbourne apparaît fugitivement. Il est seul. A quelques centaines de mètres devant lui, le Charybdis à bord duquel l’incendie fait rage est clairement visible. Les canonniers concentrent le feu sur lui.

« Chef de flottille à tous : virement de bord de 90 degrés par la droite ! Poursuivez le feu au canon ! »

Ce nouveau cap éloigne la 4-TF du lieu du bref engagement. Derrière eux, les deux navires touchés brûlent. Les autres des­troyers ne ripostent pas et d’ailleurs, on ne les voit même plus, ce qui étonne Paul et Kohlauf. Salve après salve, les canons des torpilleurs crachent leurs obus jusqu’à être en limite de portée. A la fin du combat, Wirich von Gartzen, commandant le T 25 notera qu’il a tiré pas moins de 396 coups avec ses pièces de 105 mm. Curieusement, la riposte anglaise est toujours inexis­tante…

« A tous, venir par la gauche au cap 130 ! Vitesse 24 noeuds ! Cessez le feu ! »

Une nouvelle fois, Kohlauf vient d’ordonner un changement de cap que le radio téléphoniste retransmet aussitôt.

– Attention passerelle, de FuMG ! Echo dans le 270 à 600 mètres !

Le naufrage du Charybdis : huitième épisode

Voici le huitième épisode du naufrage du Charybdis.

C’est un des chapitres du livre d’Yves Dufeil.

Je vous réserve une surprise à la toute fin du récit et je suis certain que vous allez relire cette histoire par la suite d’une toute autre façon…

Voici donc la suite du récit.

Le naufrage du Charybdis : huitième épisode

– Paré aux torpilles !

– Reconnu optique !

– Distance 3000 mètres !

– Paré pour un tir en automatique !

Tout va maintenant très vite. Rapides et précis, les ordres fusent dans tous les secteurs du navire. Bien huilée, la redou­table machine de guerre est en marche.

– Arp, avez vous visuel sur le croiseur de tête ?

– Parfaitement, herr Kaleunt ! Pile dessus !

– Bien ! Sur le navire de tête, attention pour tirer ! Torpedo… Los… Los ! Sur le navire qui le suit, gisement 40 droite, dérive 20 !

– Placé !

– Los !

L’air comprimé siffle dans les tubes et à bref intervalle, retentissent les six « plouf » des torpilles qui plongent en direc­tion de leur but.

– Lancement effectué !

– A toute la flottille : par la droite, virement de bord de 120 degrés ! Nouveau cap 218 !

Charybdis, 1 heure 43…

– Radar à passerelle, distance du but 4000 yards !

C’est le moment ! Le convoi est là, à portée des canons du croiseur ! Voelcker interpelle son officier d’artillerie.

– A vous Hollingdale !

– Bien Sir ! Tir de quatre éclairants ! Exécution tourelles A et B ! Tourelles C et D, alerte ! Tir à volonté dès que l’objectif sera en vue !

La lueur de départ des coups déchire la nuit, éclairant briè­vement les tourelles avant. La déflagration secoue le navire et tandis que le grondement des pièces de 130 mm roule encore jusqu’à l’horizon, quatre obus dépotent dans le ciel, illuminant le Münsterland et son escorte de dragueurs.

Sur l’aileron bâbord de la passerelle, le maître Reg Pitt dont Nicholls est l’adjoint scrute intensément la nuit. Il n’a pas en­core aperçu les Allemands. Ah si ! En voici un… puis un autre, juste derrière et encore un autre !

Mais… My God ! ces sillages qui filent vers nous !

– Alerte ! Torpilles au gisement rouge 85 !

Dennis Nicholls regarde aussitôt dans la direction indiquée et aperçoit à son tour les traits fluorescents des torpilles allemandes qui se dirigent droit vers le croiseur.

– Goodness gracious ! Elles sont pour nous !

Sur la passerelle, George Voelcker vient lui aussi de recon­naître le sillage mortel.

– A gauche toute pour l’amour du Ciel !

Frénétiquement, l’homme de barre tourne sa roue et lente­ment, beaucoup trop lentement, le croiseur commence à abattre sur la gauche. Trop tard !

Dans un fracas terrifiant, la première torpille explose juste sous la passerelle, projetant au sol ceux qui s’y trouvent. Ils n’ont même pas le temps de se relever qu’une seconde percute le croiseur dans un immense éclair blanc. La machine est touchée. Par la brèche de la coque éventrée, l’eau s’engouffre noyant les mécaniciens et les chauffeurs que l’explosion a épargnés. Des jets brûlants de vapeur s’échappent en sifflant des conduites rompues. C’est un effrayant désordre qui règne dans les fonds du Charybdis : débris de toute sorte, fumée, vapeur, poussière, corps sans vie qui entravent la progression des survivants et, pour rendre ce désastre encore plus terrifiant, voici que mainte­nant c’est la lumière qui s’éteint. Dans l’obscurité des comparti­ments du croiseur, en particulier dans la machine, c’est la lutte des rescapés pour atteindre une issue. Trébuchant, toussant, pleurant, ils se ruent vers le sas de sortie mais tous ne passeront pas et l’eau qui leur arrive à présent à la ceinture continue de monter inexorablement. Partout ce ne sont que cris de douleur ou de frayeur, des cris que la mer éteint les uns après les autres à mesure qu’elle emplit le navire.

Dès l’explosion de la première torpille, John Hamilton, l’in­génieur mécanicien principal a donné l’ordre de libérer la va­peur sous pression mais il n’est pas certain que dans le fracas son ordre ait été bien compris et ordonne l’évacuation de la chaufferie. Dans ce compartiment aussi, c’est l’enfer. Prison­niers de leur navire qui coule, les chauffeurs, les soutiers, les mécaniciens se précipitent vers le puits de sortie, à-demi fous de peur ou de douleur car certains ont été grièvement brûlés par la vapeur qui un peu partout jaillit en sifflant. La traditionnelle discipline de la Marine ne suffit plus à endiguer la frayeur de tous ces hommes qui ne savent que trop bien que si dans quel­ques secondes ils ne sont pas sortis de ce piège, ils n’auront plus aucune chance de revoir le jour. Sournoisement, drapée dans les plis de l’obscurité, la Mort cueille à pleins bras nombre de jeunes vies.

A l’étage supérieur et au niveau du pont, la situation n’est guère meilleure. Des incendies se sont déclarés et une fumée asphyxiante envahit postes et coursives. Des hommes affreu­sement touchés se traînent sur le sol en criant, espérant encore atteindre le pont et l’air pur. Parfois, l’un d’entre eux renonce à lutter ; les poumons emplis de gaz toxiques, il abandonne et se laisse emporter par la mort, sans un mot, sans un cri. Le Cha­rybdis, ce croiseur au brillant palmarès n’est plus qu’un en­fer dans lequel l’eau et le feu se disputent la proie.

Mais voici que quelques instants plus tard, tout l’arrière du bateau se soulève dans un bond fantastique. Une troisième tor­pille vient de frapper le navire. Cette fois, c’est le coup de grâce. La gite s’accentue et l’arrière s’enfonce de plus en plus vite.

HMS Limbourne, 1 heure 44.

Le matelot canonnier Harold Batty est le servant de l’affût de DCA bâbord du destroyer, juste sous la passerelle, sur le pont-teugue. L’action vient de s’engager et il se cramponne nerveusement à sa pièce, attendant comme le reste du navire, l’explosion de l’obus éclairant que le canon de 102 vient de tirer alors que le silence succède au fracas de départ du projectile.

Tout à coup, une lueur gigantesque apparaît sur le croiseur qui se détache brillamment sur le fond obscur de l’horizon. Un instant plus tard, une deuxième puis, une troisième explosion retentissent lugubrement. Sur la passerelle, une voix crie.

– Le Charybdis est touché !

Le naufrage du Charybdis : septième épisode

HMS Charybdis, une heure trente.

– Contact radar droit devant ! Distance 14000 yards !

L’annonce de l’opérateur radar semble tout-à-coup galvaniser George Voelcker. Enfin , il les tient ! Ouf! Il a eu bien peur de passer à côté sans les voir.

– A tous, conservez le cap actuel ! Vitesse 25 noeuds !

Hollingdale, l’officier artillerie a compris lui aussi que l’en­gagement est imminent.

– Tourelles A et B ! Chargez un éclairant par pièce !

Derrière le croiseur dont le sillage grossit rapidement, les destroyers Limbourne et Grenville qui ont été distancés par la brutale accélération du Charybdis regagnent peu à peu du ter­rain.

HMS Limbourne

HMS Grenville

Qui plus est, et cela aussi a contribué à retarder les des­troyers, l’ordre n’a pas été bien saisi par tous car plusieurs d’entre eux ne sont pas calés exactement sur la fréquence d’émission tactique. Ceci avait déjà été remarqué lors de la transmission de réglage à faible puissance effectuée à Plymouth avant l’appareillage mais le manque de temps et les impératifs stratégiques n’avaient pas par la suite permis de revenir sur ce point.

Les adversaires ne se voient toujours pas mais maintenant, la distance décroît régulièrement. Le contact n’est plus qu’une question de minutes.

T 23, 1 heure 36…

T 23

« Chef de flottille à tous : ligne de file ! »

L’opérateur du radio téléphone transmet aussitôt l’ordre à la flottille dont tous les torpilleurs accusent réception sans délai tandis que les navires de la 4-TF, ombres noires sur fond de nuit sombre, évoluent pour se placer les uns derrière les autres. Batz confirme un contact imminent. Que ce soit à travers l’optique des jumelles de nuit, à travers celle du TZA ou celle du télé­pointeur, des dizaines d’yeux cherchent fébrilement l’adver­saire. Un silence pesant s’est abattu sur tout le navire. Un silence fait de toute la tension des équipages, celle qui précède le déchaînement des armes. Dans quelques minutes, voire quel­ques secondes, ce sera l’affrontement, le vacarme des canons, le feu des explosions et peut être même la mort pour certains.

Une heure quarante. Temme le chef timonier indique que selon ses projections sur la table traçante, l’ennemi doit être en ce mo­ment à trois milles du T 23. Toujours rien en vue. A présent, la 4-TF gouverne au cap 98, droit sur les Anglais. La pluie tombe par intermittence et la visibilité n’est guère supérieure à un mille.

Peter Wegner, l’officier canonnier donne brièvement quel­ques directives. Figés devant leur plateau de lancement, les torpilleurs du Lieutenant Arp sont prêts à ouvrir le feu dès l’instant où l’ordre en sera donné. Il est 1 heure 42.

– Herr Kaleunt ! Plusieurs ombres entre le 350 et le 080 ! hurle depuis la hune de veille le matelot Pirnke.

Friedrich Paul oriente les jumelles de son TZA dans la direction indiquée et découvre à son tour sur tribord avant, une ombre de grande taille. Proue imposante, passerelle massive surmontée d’un mât, deux cheminées puis le mât arrière… Un croiseur !

Le naufrage du Charybdis : sixième épisode

Sur la carte, Friedrich Paul porte la dernière position de son navire : nord-ouest du Plateau des Triagoz.

Friedrich Paul

La pluie a repris tandis que dans le suroît, un gros nuage sombre monte rapidement vers la flottille. L’adversaire est toujours invisible mais pourtant on le sent là, tout près. D’ailleurs voici qu’un nouveau relèvement radar fait état d’un écho probablement ennemi dans le sud-est de la flottille.

Kohlauf et Paul se pen­chent sur la carte tout en réfléchissant.

En quelques instants, leur conviction est établie : cet écho n’est pas vraisemblable. Sans doute un faux contact provoqué par les conditions atmo­sphériques. L’ennemi ne peut se trouver en cette position sinon il aurait déjà été détecté.

Au contraire, il doit même se trouver plus au nord et se fiant à son instinct, le Korvetten Kapitän Kohlauf fait prendre un nouveau cap à la flottille.

Kapitän Kohlauf

– Par la gauche, nouveau cap 020 !

Cinq minutes plus tard, la 4-TF reprend son cap initial au 70. Le rythme s’est accéléré notablement au cours de ces derniè­res minutes. Des messages de plus en plus fréquents parvien­nent des stations côtières, de celle de Sept Iles en particulier.

« Sept Iles à 4-TF. Ennemi actuellement ouest des Triagoz toujours en route au 270 à 15 noeuds. »

A la réception de ce message, le Commandant Paul sursaute. S’il en croit le radar à terre, il y aurait donc un second groupe allié dans les parages… Bigre ! la situation se complique. Mais cet écho est-il bien certain ? L’horizon est très assombri par l’averse et il n’y a pas moyen de le confirmer à l’optique.

Il est maintenant plus d’une heure du matin et il est temps à présent que nous retournions du côté anglais.

HMS Stevenstone, une heure vingt…

HMS Stevenstone

Message pour Charybdis : « Emission radio ennemie inter­ceptée à 01.15 laisse supposer qu’une force allemande fait route pour nous attaquer. »

« Reçu » répond laconiquement le croiseur dont le radar scrute vainement la nuit noire.

Ce message est un avertissement précis et le hasard qui a fait que le radio du Stevenstone ait pu le capter et le décoder est un atout précieux. Il semble pourtant que le Charybdis n’en sai­sisse pas toute l’importance. Les veilleurs quant à eux scrutent intensément la nuit mais il pleut trop pour espérer qu’ils aperçoivent quelque chose, pas plus que les radars qui n’obtien­nent pas le moindre écho. Où diable donc se cachent ces Allemands?

Le naufrage du Charybdis : cinquième épisode

Venu du PC Radio, un planton apporte un papier plié que le service du chiffre vient de décoder. Friedrich Paul le déplie rapidement et lit à haute voix à l’intention de Kohlauf.

Friedrich Paul

– Du groupe de surveillance radio maritime : Aucun signal radio de l’ennemi jusqu’à maintenant.

Un casque d’écouteur sur les oreilles, le quartier maître radio du PC reçoit régulièrement des signaux codés qui pour toute autre unité n’ont aucun sens. Mais à bord du T 23, ils sont aussitôt déchiffrés et transmis à la passerelle pour être exploi­tés. Voici d’ailleurs qu’à l’instant parvient un message de la sta­tion radar de l’île de Batz.

« 4-TF, vous êtes actuellement à 2500 mètres du point prévu… »

La flottille qui a réduit depuis peu son allure se trouve maintenant dans le nord-ouest du convoi formé par le Münster­land et son escorte de dragueurs, toujours en vue de ceux-ci, sauf lorsque survient une averse ce qui devient de plus en plus fréquent.

La traversée va-t-elle s’effectuer sans rencontrer l’adversaire ? Sincèrement, ni Kohlauf ni Paul ne le pensent vraiment car l’un et l’autre connaissent la ténacité des Anglais. Ils se dou­tent bien que ces derniers doivent être déjà au courant de la sortie de l’insaisissable forceur de blocus et qu’il y a de grandes chances pour qu’une opération offensive soit tentée dès cette nuit. Mais, voici que le radio capte un nouveau message.

« Ile de Batz à 4-TF, une escadre ennemie pourrait faire route vers vous. »

Voici un message qui sort de la routine des communications précédentes. Le radar côtier a du détecter des navires pour le moment non identifiés. Ce n’est encore qu’une information conditionnelle mais sans plus attendre, le FuMG est mis en alerte.

HMS Charybdis, même heure.

Engoncé dans son ciré, abrité sous son suroît et chaussé de bottes de mer, le matelot Dennis Nicholls est à son poste de combat. Il est veilleur sur l’aileron tribord de la passerelle du croiseur. Un endroit bien exposé à tous points de vue, mais dans l’immédiat, c’est surtout de la pluie que le jeune homme cherche à se protéger, son principal souci étant d’empêcher l’eau de s’infiltrer sous son ciré par le col.

– Veilleur bâbord, rien à signaler !

– Veilleur tribord, rien à signaler !

Depuis quelques minutes, l’escadre a pris les postes de com­bat. Les radars n’ont rien détecté, mais la Manche est désormais traversée et le Charybdis qui vient d’altérer sa course vers l’ouest est à présent au large de Guernesey que l’on n’a d’ailleurs pas aperçue. Pourtant, sur la passerelle, Voelcker ne peut s’em­pêcher d’avoir une pensée pour ces îles, parcelles du territoire britannique qui sont les seules à connaître l’occupation alle­mande. Quelle peut être la vie de ces britanniques qui hier encore étaient des hommes libres ? Elle ne doit pas être réjouis­sante tous les jours…

commandant George Voelcker

Le bruit des machines qui emplit tout le navire, n’est plus lorsqu’il parvient dans l’abri de navigation qu’un ronronnement accompagnant la vibration provoquée par les deux hélices quadri­pales qui, tour après tour sur sa route marine, propulsent à 15 noeuds les 5450 ton­nes du croiseur. Il ne peut être question d’accélérer trop, les petits « Hunt » s’épuiseraient inutilement en voulant suivre leur grand frère. Quant à la mer, bien qu’elle commence à se creuser sous les grains, elle n’a que peu d’effet sur la stabilité. Tout est encore calme. C’est le moment d’en profiter pour mettre au point la stratégie d’attaque et pour ce faire, George Voelcker a réuni autour de lui le Leutnant Commander Gwynn ainsi que les deux officiers canonniers.

Ce n’est pas très facile, car ils sont nouveaux à bord et pas encore habitués à cet homme intransigeant aussi exigeant envers lui-même qu’il l’est envers son équipage. Pourtant, ses hommes ont pour lui une véritable vénération, reconnaissant en lui l’un de ceux que l’on aime avoir pour chef. Enfin, la stratégie de combat est arrêtée. Dès que le contact sera établi, le Charybdis qui possède la plus grande puissance de feu se portera à l’atta­que couvert par les destroyers, de façon à porter rapidement une estocade définitive dans le flanc de son adversaire. Selon les derniers renseignements que les Anglais possèdent, la seule es­corte de dragueurs ne doit pas être en mesure d’opposer une bien grande résistance à l’escadre. Sur ordre de l’officier d’ar­tillerie, quatre obus éclairants sont chargés dans les tourelles avant. Ils servi­ront à illuminer l’objectif dès le début de l’en­gagement.

Dennis Nicholls observe les destroyers qui sont maintenant répartis de part et d’autre du croiseur tout en cherchant tant bien que mal à se protéger d’une nouvelle averse qui l’arrose copieu­sement. Fichtre ! Il faisait quand même meilleur en Médi­terrannée !

Les radaristes quant à eux, sont toujours muets…

Torpilleur T 23, minuit.

La routine de la navigation n’a été troublée par aucun fait nouveau depuis que nous avons quitté le Commandant Paul et les unités de la 4-TF à bord desquelles les conversations se limitent le plus souvent au minimum indispensable. Dans ces moments qui précèdent l’affrontement, les hommes sont tendus et partagés entre deux sentiments contradictoires : l’espoir et la crainte du combat. Bien sûr, ils ignorent encore la force de l’adversaire tout comme il ignore la leur, mais en matière de combat naval, la victoire ne revient pas nécessairement au plus fort et c’est souvent un détail, une opportunité, qui peuvent faire toute la différence.

Un signal lumineux apparaît sur l’un des navires. A brefs intervalles, longues et brèves se succèdent à la lampe Aldis. C’est le T 25 qui signale que son FuMB a un écho dans le Nord. Friedrich Paul ordonne aussitôt une recherche dans cet azimut mais elle s’avère négative et le silence retombe sur le navire.

Minuit trente quatre. Message de l’île de Batz.

« Echo ennemi à 20 milles dans votre nord-est. »

Cette fois, la menace se fait plus précise. Le FuMB effectue une recherche dans cette direction mais ne détecte rien.

– Alerte ! ordonne Kohlauf.

Si seulement vingt milles séparent les adversaires, le contact pourrait bien s’établir avant longtemps.

Minuit cinquante deux. Message de la station radar des Sept-Iles.

« A 00.47, écho identifié  ennemi à 20 milles dans votre nord est, en route au 270. Vitesse estimée 12 à 15 noeuds. »

– A tous ! Virement de bord de 70 degrés par la gauche ! Venir cap au nord !

Immédiatement, le chef de flottille a réagi à l’information et pour exécuter son ordre, Paul fait mettre la barre toute à gauche.

– Nous allons monter de cinq milles dans le Nord pour sur­prendre les Anglais sur un côté où ils ne nous attendent pas !

Depuis que la flottille est en état d’alerte, le silence radio a été levé et c’est par UK, le radio téléphone à ondes courtes que l’ordre de changement de cap est donné.

Moins de vingt minutes ont suffi pour effectuer le change­ment de position de cinq milles vers le nord. Il est alors 1 h 07 et Kohlauf fait exécuter un nouveau changement de route.

– Par la droite, venir au cap 070 ! Vitesse 12 noeuds !

Le naufrage du Charybdis : quatrième épisode

Voici la suite du récit d’Yves Dufeil sur le naufrage du HMS Charybdis.

Dans tous les compartiments, les conversations un instant interrompues par l’annonce du Commandant, reprennent de plus belle.

– Je vous l’avais bien dit les gars, nous allons sur les côtes françaises ! Vous voyez, j’ai toujours des tuyaux de première !

Sur les destroyers, les Commandants ont aussi annoncé à leurs équipages quel était l’objectif de la nuit, the target for tonight ou encore T for T comme on le dit dans le langage usuel de la Navy. Là aussi, les commentaires vont bon train et il y a même certains officiers de destroyers qui s’étonnent des dispositions retenues.

– Comment ? C’est ce croiseur à peine rentré de Méditer­ranée qui commande la flottille ! C’est quand même un peu fort ! Et en plus, un croiseur anti-aérien ! Mais que fait-on de notre expérience dans ce genre d’opération ?

HMS Charybdis

– C’est vrai, il me semble qu’il n’est pas à sa place parmi nous ! Enfin, on verra bien ! Il parait que son Commandant est un officier remarquable…

– Oui, on le dit. J’ai entendu parler de lui par un camarade voici quelques jours. Il parait qu’il a servi auparavant sur un sous-marin. C’est quand même une référence !

Dehors, il fait maintenant nuit noire. Le ciel est couvert et par moments, tombe une averse, au grand dépit des veilleurs qui dehors, sont exposés à toutes les intempéries. L’escadre pour­suit sa route cap au sud et chaque tour d’hélice désormais rapproche les adversaires.

T 23,  21 heures 45.

Friedrich Paul a quitté l’abri de navigation à l’intérieur duquel il s’était réfugié lorsque la pluie avait commencé à tom­ber. Cela n’était qu’une averse et heureusement, la visibilité est à présent redevenue bonne.

La visibilité. C’est bien cela le principal souci du Commandant Franz Kohlauf, le Chef de Flottille car, dans le domaine de la détec­tion, les Allemands accusent un certain retard sur leurs adver­saires. Ils ont à leur disposition deux systèmes : le FuMB et le FuMG.

Le premier est un appareil qui détecte les émissions radio-électriques de l’ennemi pour autant qu’elles soient émises dans sa plage de fréquence et le second est un embryon de radar qui fonctionne dans la bande métrique. L’un et l’autre sont assez peu précis et doivent être manoeuvrés manuellement. Quoi qu’il en soit, avec la bonne visibilité actuelle, ces insuffisances sont en partie palliées par le TZA, le système de pointage des tubes lance-torpilles dont les puissantes jumelles permettent mainte­nant de distinguer dans le lointain et cap à l’est, le Münsterland entouré de ses dragueurs d’escorte.

Côte à côte sur la passerelle, les deux hommes scrutent l’obscurité à travers l’optique de leurs jumelles de vision noc­turne. Tout est étrangement calme. Kohlauf consulte sa montre.

– Faites rappeler aux postes de combat, Friedrich !

Paul retransmet l’ordre à l’officier de quart et au timonier qui au moyen de son fanal de signalisation répercute en direction des autres navires.

Aussitôt, dans les postes et les coursives du T 23, retentit le bruiteur d’alerte tandis que l’éclairage rouge qui est utilisé la nuit se met à clignoter. En quelques instants, les coursives sont pleines d’hommes qui se hâtent vers les tourelles, les tubes lance-torpilles, la passerelle, la machine… Trois minutes après la mise en alerte, Paul peut annoncer à son chef de flottille :

– Navire aux postes de combat et paré à manoeuvrer !

Après la brève agitation occasionnée par ce rappel de l’équi­page aux postes que chacun doit occuper en cas de combat, le navire est redevenu calme et silencieux. Les canonniers balan­cent les tourelles, les torpilleurs vérifient une dernière fois leurs tubes qui constituent l’arme la plus redoutable de ces torpilleurs de la classe Elbing. Déplaçant 1300 tonnes, ils sont capables, grâce à leurs turbines d’une vitesse de 34 noeuds et constituent de superbes machines de guerre.

Visible malgré la nuit, une fine moustache d’écume souligne de blanc l’étrave des unités de la 4-TF.

– Message Commandant !